jeudi 23 avril 2009

Le "je ne regrette rien" du Monde

Catherine Rollot fanfaronne dans Le Monde d'aujourd'hui :

"Le Monde a tenté chaque jour, en toute indépendance, aussi bien vis-à-vis du pouvoir politique que des pouvoirs intellectuels, d'informer au mieux ses lecteurs sur ce mouvement complexe, multiforme et durable."

Son boulgi-bouga fait de reprise inquestionnée des communiqués du ministère, agrémentés de quelques stéréotypes populistes, sous fond d'ignorance (volontaire ?) des plus élémentaires données du problème, de saisissantes erreurs factuelles et/ou de méthode serait donc un modèle de couverture journalistique, informée et indépendante.

Je crains de ne devoir refroidir l'autosatisfaction de Mme Rollot : son papier du jour est de la même farine que ses précédents, et il comporte tant de biais idéologiques et témoigne d'une si grande incompétence qu'il va me falloir y apporter quelques correctifs.

Son analyse se fonde sur l'habituelle psychologisation des universitaires et des chercheurs en grève : leur mouvement est l'expression d'un malaise et de craintes et leur état d'esprit du moment est l'amertume. Des gens dont le métier est de penser ne peuvent décidément pas s'opposer à une réforme pour des motifs essentiellement rationnels : ils sont bien trop émotifs pour cela.

Quant au gouvernement, comme de bien entendu, il a commis des maladresses qui semblent devoir expliquer l'essentiel de la "radicalisation" : son intention est juste, comme le projet, seule la manière est critiquable. Aucune opposition n'est donc véritablement rationnelle, fondée sur autre chose que des réactions psychologiques à des craintes, un malaise, ou des maladresses gouvernementales.Telle semble être l'analyse constante de Mme Rollot sur la question.

Catherine Rollot constate pourtant, presque étonnée :

Tous les acteurs qui ont approché cette crise ont pris des coups. Le Monde a été violemment mis en cause dans sa mission d'information par une partie du mouvement universitaire.

Et bien, je vais, à travers l'analyse d'un seul paragraphe, m'efforcer de lui expliquer pourquoi son travail a été si violemment mis en cause : parce qu'il reflète tant d'incompétences au service d'un tel parti-pris, qu'elle devrait elle-même en avoir honte. Voici le paragraphe en question :

En face [du côté des universitaires], les blessés se comptent aussi. L'image de l'université en a pâti. Le premier bilan des demandes d'inscription dans l'enseignement supérieur en Ile-de-France est mauvais ; seuls 27,6 % des lycéens franciliens ont placé l'université en premier choix. C'est très peu quand on sait qu'au final, en septembre, sept bacheliers sur dix vont s'asseoir sur ses bancs.
On aura reconnu là son argument préféré, qu'elle ressert incessamment à ses lecteurs : le mouvement universitaire dessert ceux qui le mènent : il vide leurs universités.

J'ai déjà tenté d'expliquer, à l'occasion d'un billet précédent, pourquoi cet argument était faux. Mais Mme Rollot ne semble pouvoir en faire son deuil : se non è vero è ben trovato, tant est qu'elle ne peut s'en passer. Elle nous propose ici de nouvelles preuves en sa faveur : peut être s'est-elle aperçu que les précédentes étaient nulles. Mais les nouvelles ne valent guère mieux que les anciennes. Elles cumulent erreur factuelle et erreur de méthode.

Commençons par l'erreur factuelle : il est gravement inexact d'écrire "qu'au final, en septembre, sept bacheliers sur dix vont s'asseoir sur [les] bancs [de l'université]". En 2007-2008, dernière année pour laquelle les données du ministère sont disponibles, seuls 35 % des bacheliers se sont inscrits à l'université. Plus précisément, 55% des bacheliers généraux, 16% des bacheliers technologiques et 5% des bacheliers professionnels se sont inscrits en fac, soit 35% des bacheliers de 2007, tous types de bac confondus.

Appliquons le principe de charité : peut être que Mme Rollot ne parle pas de l'ensemble des bacheliers, mais uniquement de ceux qui ont poursuivi des études dans le supérieur. Mais là encore, aucune trace de sa proportion de 1 pour 7 : 45 % des bacheliers qui ont poursuivi des études dans le supérieur l'ont fait en fac. Même dans le cas le plus favorable, celui des bacheliers généraux, on n'atteint que 56%. On se demande donc où Mme Rollot est allé chercher un pareil chiffre, si ce n'est dans son imagination.

Il est, du reste, vrai que ce chiffre, aussi imaginaire soit-il, a du moins pour avantage de mettre en valeur la proportion de 27.6% de lycéens optant pour l'université comme premier choix d'orientation. Si on se souvient que 35% des lycéens vont finalement en fac, et 45% de ceux qui vont dans le supérieur, le chiffre est, de fait, d'un coup moins saisissant.

Mais on atteint là à une deuxième erreur, de méthode, dont témoignait déjà son article précédent : avant d'attribuer une cause à un phénomène, il faut s'assurer d'avoir épuisé toutes les autres causes possibles, écrivions-nous déjà à son sujet. En pure perte, faut-il croire.

En l'occurrence, ce que Mme Rollot ne dit pas à ses lecteurs est que la procédure de vœux pour le supérieur des lycéens de l'île de France a été profondément modifiée cette année : la procédure dite RAVEL a été remplacée par la procédure Admission Post-Bac. Cette dernière, relativement complexe, vise à optimiser les flux, et est fondée sur le fait que le lycéen obtient nécessairement une inscription en fac, dans l'hypothèse où ses vœux sélectifs n'ont pas été retenus par les établissements de ses choix. Par contre, il n'obtiendra pas de vœux sélectifs s'il place comme premier vœux la fac. Pour le dire différemment, cette procédure a pour effet mécanique d'encourager les élèves à formuler d'abord des vœux sélectifs. Le chiffre de 27.6% n'a donc rien d'étonnant.

Plus encore : il ne prouve nullement ce qu'il vise à démontrer, à savoir que les lycéens fuient la fac en raison du mouvement de grève. Pour que ce chiffre prouve quelque chose, il faudrait en effet pouvoir le comparer avec ceux des années précédentes, pour voir s'il y a bien une désaffection résultant de la grève. Mais comme on vient de le noter, la procédure de vœux a changé : il est donc impossible de le faire. Catherine Rollot ne s'y essaye d'ailleurs même pas : ce qui ne l'empêche nullement d'utiliser ce chiffre comme une preuve définitive.

Cette difficulté méthodologique n'aurait, du reste, pas dû embarrasser Mme Rollot : on dispose, en effet, de données pour savoir si, oui ou non, les mouvements universitaires sont à l'origine de la baisse des effectifs en fac. Et ces données ruinent sa démonstration.

Ce graphique porte sur le taux d'inscription des bacheliers dans les différentes filières du supérieur depuis 1990. On voit très clairement que la proportion de bacheliers qui s'inscrivent à l'université est en baisse depuis très longtemps : depuis l'année universitaire 1995-1996, c'est à dire il y a 14 ans maintenant. Durant cette période, cette proportion a baissé de 14 points de pourcentage, passant de près de 50% à 35 %, ce qui est considérable. La baisse a été continue, à l'exception des années 2001-2005. Ce que Catherine Rollot propose à ses lecteurs comme un scoop (les bacheliers s'inscrivent moins en fac à cause de la grève) est, en fait, un mouvement de fond, très largement antérieur à cette grève, et à tous les mouvements qui ont pu agiter l'université en 2006 (CPE), 2008 (loi LRU) ou 2009.

Si les bacheliers témoignent d'une désaffection croissante pour l'université, cela ne renvoie nullement aux grèves qu'elle peut connaitre, mais cela a beaucoup à voir avec l'incroyable pauvreté de l'université française, en particulier dans le premier cycle, qui pousse les bachelier à chercher des filières qui leur offrent un encadrement du même type que celui qu'ils connaissent au lycée. Ainsi, la dépense par étudiant à l'université est 25% plus faible qu'au lycée. Elle est 45% plus faible qu'en classe préparatoire, 42% plus faible qu'en BTS, 15% plus faible qu'en IUT. Il en est ainsi pour une raison simple, que le ministère note lui même :

L'écart très important [...] provient en grande partie des différences de taux d’encadrement dans les universités (où une grande partie des cours, particulièrement au niveau de la licence, a lieu en amphithéâtre), et dans les établissements secondaires où sont implantées les classes de STS et de CPGE, qui bénéficient de taux d’encadrement du même ordre que celui des classes secondaires. (Repères et références statistiques 2008, p. 334)

Les étudiants issus de la massification scolaire (+82% d'étudiants entre 1980 et 2000), qui n'ont pas la même capacité d'autonomie, cherchent, au moins pour débuter leurs études universitaires, à s'orienter vers des filières disposant du même type d'encadrement que le lycée et vont, en grande partie pour cette raison, de moins en moins en fac après le bac.

Par contre, ces étudiants retournent souvent à l'université, une fois le premier cycle franchi : un tiers des lauréats d'une licence obtenue en 3 ans par les bacheliers de 2002 étaient d'abord passés par un BTS ou un IUT. Bref, lorsque le taux d'encadrement s'améliore, les étudiants reviennent. Ainsi, si le nombre d'étudiants baisse en premier cycle universitaire depuis 1995, il a augmenté en second et troisième cycle (sauf depuis 2005, où il baisse comme l'ensemble des effectif du supérieur, notamment pour des raisons démographique). Le nombre d'étudiants en doctorat a même augmenté de près d'un tiers depuis 1995 : de fait, l'université continue d'offrir l'essentiel des filières de qualité à ce niveau.
Pour le dire différemment : lorsque l'université a les moyens d'offrir une offre de qualité, elle attire des étudiants. Une grande partie du drame de l'université d'aujourd'hui tient précisément dans l'absence d'efforts financiers qui auraient permis d'adapter les moyens de l'université, et en particulier le taux d'encadrement, aux besoins des nouvelles générations de bacheliers, produits de la massification scolaire. C'est là la cause principale de la désaffection des premiers cycles universitaires : les lycéens connaissent les conditions d'étude souvent indignes qui leur sont offertes en fac. Peut-être qu'un jour Mme Rollot l'apprendra également à ses lecteurs.

NB : dans ce billet, l'université ou la fac désigne l'ensemble des formations offertes par les universités françaises, sans prendre en compte les IUT (filière sélective).
Pour des raisons de continuité dans la série statistique, le découpage en cycles renvoie au découpage antérieur à la réforme LMD : le premier cycle correspond à l'ancien DEUG, le second à la troisième année de licence et à la maîtrise, le troisième au doctorat.

1 commentaire:

  1. Tu devrais proposer ton billet à Acrimed ;-).

    "qui poussent les bachelier" : qui pousse les bacheliers

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