lundi 4 mai 2009

La banque centrale américaine explose son bilan

La Fed explose son bilan. En deux mois, entre début septembre et fin octobre 2008, elle a doublé son bilan, achetant pour 1 000 milliards de dollars d'actifs, c'est-à-dire l'équivalent de la moitié du PIB de la France. Cette inflation du bilan de la Fed est un des événements les plus décisifs de la crise économique, un de ceux qui en offre une des clés de compréhension les plus puissantes.

Une banque centrale exerce deux fonctions essentielles : elle offre de la monnaie à l'économie, et contribue ainsi à déterminer les taux d'intérêt ; elle assume la fonction de prêteur en dernier ressort, c'est-à-dire qu'elle offre des liquidités à un acteur financier en détresse lui permettant ainsi de supporter une crise de liquidité. On décrit classiquement ce rôle à travers l'exemple d'une banque victime d'un "run" sur ses dépôts à vue, en raison d'une panique des déposants, et qui risque de faire faillite, alors même qu'elle est saine. Grâce aux prêts de la banque centrale, elle peut rembourser ses déposants, sans vendre en détresse ses actifs. Elle supporte ainsi le "run" et ne provoque pas de "risque systémique" (effet de domino sur les autres banques qui lui avaient prêté).

Les commentateurs ne connaissent souvent que la première fonction, et c'est à partir d'elle que l'on a décrit l'activité récente de la Fed. Ainsi, on a surtout retenu que la Fed a fait en sorte de baisser les taux d'intérêt jusqu'à la trappe à liquidité, jusqu'au taux 0, pour relancer l'économie. Il me semble pourtant que c'est l'activité de prêteur en dernier ressort de la Fed qui a été la plus notable dans la crise financière : c'est elle qui est à l'origine de l'explosion de son bilan, au moins jusqu'à la volonté récente de la Fed d'influencer directement la courbe des taux.

Comme le note Bernanke lui même :
We no longer live in a world in which central bank policies are confined to adjusting the short-term interest rate. Instead, by using their balance sheets, the Federal Reserve and other central banks are developing new tools to ease financial conditions and support economic growth.
Qui plus est : la Fed, par l'importance de ses activités de prêteur en dernier ressort, a poussé ce rôle dans ses ultimes limites, le transformant ainsi. A mon sens, les choses suivantes se sont passées :

1. La Fed a étendu sa fonction de prêteur en dernier ressort à la totalité du système financier, aidant les banques d'investissement et les hedges funds qui ne relèvent pourtant pas de sa supervision, et qui n'auraient pas dû avoir accès à ses fonds.

2.Elle a fini par assurer une fonction de prêteur en premier ressort. C'est elle qui prête directement à tous les acteurs de l'économie, à la place des banques, comme le souligne l'extension hier du TALF à de nouveaux investisseurs.

3.Elle assume ainsi une partie de plus en plus grande du risque lié à l'endettement de l'économie américaine. Plus précisément, elle a procédé à un transfert du risque de crédit du secteur privé vers elle même. Se faisant, elle dégrade la qualité de son bilan.

4.Elle permet ainsi aux acteurs de l'économie américaine d'opérer leur désendettement, de procéder à la déflation de leur bilan ("deleveraging") de manière relativement ordonnée, comme le suggère par exemple Janet Yellen dans sa passionante communication aux Conférences Hyman Minsky du Levy Economic Institute (16e minute). Se faisant, elle transfère la dette du secteur privé vers elle même.

Cela conduit à deux conclusions essentielles :

1. La Fed procède à une socialisation des pertes, selon le vieux principe qui veut que le capitalisme repose sur la privatisation des profits et la socialisation des pertes. Ces pertes se dénoueront soit par une taxation directe des contribuables, soit par une taxation indirecte à travers une accélération de l'inflation après la récession.

2.L'autonomie de la banque centrale est apparue comme une fiction. C'est bien ce que souligne la conclusion précédente : la Fed s'est livré à une politique financière, en partenariat constant avec le Trésor, qui sera ultimement payée par le contribuable américain, devant lequel elle n'est pourtant pas responsable.

Les limites d'un billet nous interdise de rentrer dans les détails. Nous ne ferons qu'illustrer rapidement chacun de ces points. On peut s'appuyer pour cela sur le graphique suivant, sur lequel j'ai reconstitué l'évolution des actifs de la Fed depuis 2007.

Au quotidien, la Fed fixe le taux d'intérêt par des opérations dites d'open market : elle crée de la monnaie et achète ainsi des obligations du Trésor (notamment les T-Bills). Ainsi, elle injecte de la monnaie dans l'économie, et fait baisser le taux d'intérêt. Elle se livre à l'opération inverse si elle veut faire augmenter le taux d'intérêt. L'essentiel de l'actif de la Fed est donc constitué d'obligations du Trésor. Ces obligations sont totalement sûres, l'État américain n'étant pas prêt de faire faillite : leur possession ne pose donc aucun risque. Par ailleurs, son actif n'augmente que très lentement, à mesure que la Fed fournit de plus en plus de monnaie à l'économie en fonction de son expansion.

C'est ce que l'on voit sur ce graphique jusqu'en mars 2008. A partir de mars 2008, et jusqu'en septembre, la taille du bilan reste identique, mais sa composition se transforme. Il s'est passé la chose suivante. Bear Searns, une banque d'investissement qui s'était livré à une spéculation gigantesque sur les dérivés de crédit (notamment les fameux subprimes), fait faillite. En tant que banque d'investissement, elle ne relève pas de la supervision de la Fed. Pourtant, la Fed va intervenir : la faillite de Bear Stearns menace tout le marché des dérivés de crédit, qui est devenu central dans le financement de l'économie américain. La Fed prête 29 milliards à JPMorgan, qui rachète Bear Stearns (en créant un véhicule spécial, Maiden LLC, ligne de crédit situé en haut sur le graphique). Elle ouvre une nouvelle ligne de financement à tous les acteurs qui assument un rôle central dans le marché des dérivés de crédit : la Primary Dealers Credit Facility (prêt aux broker-dealers, sur le graphique), ce qu'elle n'a jamais fait, puisqu'elle ne les supervise pas. Ces derniers obtiennent des fonds en laissant en collatéral non pas des obligations du trésor, mais toutes sortes de titres, comme des MBS (dérivés de crédit sur le logement). La Fed pourrait se financer en créant de la monnaie. Elle choisit au contraire de vendre ses actifs sûrs (les obligations du Trésor) pour financer ses lignes de crédit, en acceptant des collatéraux infiniment plus risqués. On voit ainsi qu'avant même septembre, la Fed ne possède presque plus de T-Bills.

La Fed s'est engagé dans un processus qui ne va faire que s'amplifier avec la crise. Elle a prêté à de nouveaux acteurs financiers (point 1). Elle a dégradé son bilan, échangeant des titres sans risque contre des titres risqués, transférant le risque du secteur financier privé vers elle-même (point 3). Ainsi, sur le seul prêt consenti pour le rachat de Bear Stearns, elle a déjà perdu plus de 2 milliards de dollars (voir le tableau 4 du bilan du 30 avril).

Le processus ne va faire que s'approfondir par la suite. Elle sauve selon la même logique AIG en septembre, puis Fannie Mae et Freddi Mac (en collaboration avec le Trésor), puis IndyMac. Et puis arrive la fameuse semaine du 15 au 19 septembre où Lehman Brother fait faillite, sans que la Fed n'intervienne. A partir de ce moment le risque systémique se propage à la totalité du système financier : tous les marchés du crédit sont gelés. Plus aucun acteur ne prête ; plus aucun acteur n'achète de dérivés de crédit, désormais dépourvus de toute valeur. La Fed va devoir alors prêter à la totalité du système financier, au risque de voir celui-ci s'effondrer. Elle va ainsi exploser son bilan, en prêtant plus de 1 000 milliards de dollars en deux mois. Toute une série de nouvelles lignes de crédit sont ouvertes, et autant d'acronymes compliqués sont créés, que l'on retrouve en partie sur le graphique. La Fed achète, par exemple, jusqu'à 300 milliards de dollars de papier commercial (Commercial Paper Funding Facility), assurant notamment la liquidité des hedge funds au passage. Elle achète également des dérivés de crédit (TALF) (6 milliards). Dans ce dernier cas, elle entreprend de financer elle même directement l'économie américaine : tout acteur financier qui fait des prêts à la consommation (voiture) ou à l'immobilier peut se refinancer directement auprès d'elle en lui laissant ces prêts titrisés en collatéral. Elle est devenue un prêteur en premier ressort.

Ainsi, la Fed accroit son actif, transférant vers elle la dette privée, et son risque. Elle permet de ce fait la déflation du bilan de tous les acteurs financiers, en soutenant le prix des actifs, qui ne subissent pas une spirale auto-entretenue de ventes en détresse, et en évitant ainsi l'écroulement du système financier. Elle l'a fait en cogestion avec le Trésor, dont elle est devenue le "bras armé" (Michel Aglietta) : son autonomie est devenue une fiction.

Et maintenant ? La question est de savoir comment la Fed va, une fois la récession passée, procéder à la déflation de son bilan. Répondre à cette question implique de regarder son passif :

On voit que la Fed a financé l'accroissement de son bilan de deux manières principales : grâce aux dépôts du Trésor (1), grâce aux réserves des acteurs financiers (2). Elle a très peu fait fonctionner la planche à billet, au sens littéral du terme.

(1) Le Trésor a, en effet, prêté des fonds à la Fed. Voilà comment il a procédé : il a vendu des obligations sur les marchés, et a donné les fonds obtenus à la Fed. Pour le dire différemment, c'est la dette des contribuables américains qui a servi à financer en partie l'expansion du bilan de la Fed, et le transfert de la dette privée vers la dette publique.

(2) D'autre part, les acteurs financiers, refusant de se prêter les uns les autres, ont laissé leurs fonds excédentaires dans leur compte à la Fed. Celle-ci s'est servi de ces fonds pour financer son actif. Cela signifie que la base monétaire a augmenté d'autant, de près de 800 milliards de dollars : elle a ainsi doublé passant de 800 milliars à près de 1 700 milliards. Or, c'est à partir de cette base monétaire, à travers le multiplicateur du crédit, qu'est créée la monnaie dans l'économie.

La masse monétaire risque donc d'exploser dans l'avenir, si les banques se mettent à utiliser leurs réserves à la Fed, pour accorder des prêts. S'il en est ainsi, il en résultera une inflation d'autant plus élevée que la monnaie banque centrale servira à accorder de nouveaux prêts. Cette inflation appauvrira les détenteurs de valeurs libellées en dollars : les Chinois, qui s'en inquiètent vivement, mais aussi les américains détenteurs de telles valeurs.

Reste une autre méthode : la Fed peut vendre ses actifs pour récupérer de la monnaie. Le problème est que, quoiqu'en dise Bernanke, ces actifs sont risqués, qu'ils ont déjà provoqué des pertes, et vaudront sans doute moins demain qu'aujourd'hui. Pour combler la différence, et récupérer la totalité de la monnaie, le Trésor devra donner des titres à la Fed. Comme le note Krugman : "So the Fed is, implicitly, engaged in a deficit spending policy right now. " Les Chinois apprécieront cette politique anti-inflationniste ; les contribuables américains beaucoup moins, d'autant plus qu'on ne leur a pas demandé leur avis : la Fed est indépendante. Même quand elle se livre à une politique monétaire qui se confond implicitement avec une politique fiscale. Même, autrement dit, lorsqu'elle socialise les pertes.

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