lundi 11 mai 2009

La répartition de la valeur ajoutée (1)

L'idée que le partage de la valeur ajoutée s'est déformé en France, au profit du capital, est un argument récurrent du débat public. Il n'est guère de débat télévisée où Olivier Besancenot ne manque d'affirmer que l'on doit "reprendre les 10 points" que le capital a pris au travail depuis 30 ans. Cet argument est devenu presque un cliché, mobilisé systématiquement à gauche pour dénoncer l'accroissement des inégalités sociales et l'emprise croissante du néolibéralisme sur nos vies. Ce à quoi on répond, du moins si on a une vue moins négative de telles évolutions, que cette baisse de la part des salaires n'est pas réelle, qu'elle n'est vraie qu'en comparaison avec la fin des années 1970, mais pas sur le long terme. Sur le long terme, rien n'aurait vraiment changé.

Ces débats sont, en fait, fondés sur une incompréhension de ce que mesure ce « partage de la valeur ajoutée ». Incompréhension tout d'abord de ce que veut dire « capital » dans ce contexte. Incompréhension surtout du monde dans lequel nous vivons. Dans notre monde, la dynamique des inégalités économiques ne se joue plus essentiellement entre capital et travail, mais au sein même du travail. Il y a longtemps que les ménages les plus riches ne sont plus composés que de capitalistes oisifs. Nous ne vivons plus dans le monde de Marx, où s'opposent prolétaires et capitalistes. Cela ne signifie pas que notre monde est plus juste pour autant, mais que la dynamique de ses injustices est d'une toute autre nature. Et que le partage de la valeur ajoutée est un bien mauvais indicateur de ces évolutions.

Mais tout d'abord revenons sur ce fameux partage : s'est-il modifié ? Si l'on prend les données les plus brutes de l'INSEE, voilà ce que l'on voit :


Le graphique semble étrange : la part des salaires augmente sur une longue période, même si elle a diminué légèrement depuis 1980. Or, dans le même temps, la part du capital (que mesure l'excédent brut d'exploitation) augmente aussi. La part du travail et celle du capital s'accroissent ensemble ! Comment une telle bizarrerie est-elle possible ? Parce qu'il n'y a pas que des entreprises (le capital) et des salariés (le travail) : il y a également des entrepreneurs individuels qui sont un peu des deux à la fois. Or, leur nombre diminue. Les parts du capital et du travail peuvent donc augmenter en même temps, en raison de la baisse de la part des indépendants dans le partage de la valeur ajoutée, corrélative de la baisse de leur nombre.

En raison de l'existence de ces indépendants, le calcul du partage de la valeur ajoutée est toujours fondée sur des conventions comptables, dont le but est de supprimer cet effet de salarisation croissante. Or, aucune de ces conventions n'est vraiment satisfaisante. La convention la plus commune consiste à faire comme si les indépendants se versaient des salaires fictifs égaux aux salaires moyens (voir ici, page 4, pour la décomposition comptable). Ce qui n'a à la vérité aucun sens, puisque justement ce ne sont pas des salariés. Si l'on ajoute la difficulté comptable que posent les sociétés financières, dont la valeur ajoutée est également mesurée à partir de définitions contestables (des précisions ici), on arrive non pas à une mesure de l'évolution de la répartition mais à un spectre, qui montre la difficulté de l'exercice. En fonction de la convention comptable adoptée, la baisse de la part du travail dans la valeur ajoutée entre 1972 et 1999 va, selon Philippe Askenazy, de 0,6 à 10 points de % !

Autant dire que l'exercice est presque vain, qu'il ne fournit en tout cas aucune mesure de ce que l'on veut vraiment savoir : la capital s'approprie-t-il plus de la valeur ajoutée ? Et si oui, précisément combien ?

Pour répondre à cette question, il est au final plus sage d'être modeste dans sa mesure, de supprimer tous ces problèmes comptables, en ne s'intéressant qu'aux sociétés non financières. Celles-ci produisent un peu plus de la moitié de la valeur ajoutée en France, et forment le coeur du rapport entre capital et travail dans la production économique. Elles offrent ainsi un excellent indicateur de l'évolution du partage de la valeur ajoutée, à défaut de pouvoir mesurer véritablement celui-ci.

Comme on le voit, il y a quelque malhonnêteté à se référer, comme le fait Besancenot, à la fin des années 1970 pour affirmer que le capital s'est approprié 10 points de % en plus de la valeur ajoutée (ce qui est le cas, ou presque, si on compare 1982 et 1990). C'est en effet oublier que 1982 marque la fin d'une période où le partage s'était déformé, mais dans l'autre sens, au profit du travail, qui récupère 6 points entre le premier choc pétrolier et 1982.

C'est surtout négliger que la fin des années 1970 correspond à une période exceptionnelle dans l'histoire du capitalisme français : celui d'une crise de sa reproduction, sous l'effet des chocs pétroliers et de la force des revendications salariales. Or, ce moment ne pouvait durer : tout d'abord parce que la rentabilité des entreprises s'était grandement dégradée, les contraignant à accroitre fortement leur endettement, et à diminuer tout aussi fortement leur investissement. La reproduction même de l'appareil de production était ainsi en jeu. Ensuite parce que cette hausse a poussé les entreprises à substituer du capital à la place du travail : puisque les salariés coûtaient plus cher, les entreprises ont utilisé des machines à leur place. Ce qui a fait baisser la part du travail dans la valeur ajoutée. Ce mécanisme de substitution entre facteurs de production fait que, sur une longue période, la répartition de la valeur ajoutée ne connait jamais de très fortes variations, comme le note Thomas Piketty. Ce qui ne signifie toutefois pas qu'elle n'en connaît aucune.

La fin des années 1970 ne peuvent donc servir de point de comparaison pour apprécier notre situation actuelle par rapport à la longue période. Dans une perspective de longue période, on voit néanmoins qu'une déformation est bien intervenue. Mais elle est d'une ampleur beaucoup plus faible : entre 3 et 4 point de % entre le trend de long terme des Trente glorieuses et la période qui s'ouvre vers 1990. Ainsi, il y a bien eu déformation du partage. Mais cette déformation n'a pas l'étendu qu'on lui prête souvent à gauche. Elle n'est pas nulle. Elle n'est pas considérable non plus.

Cette déformation est surtout trop faible, et trop ancienne, pour rendre compte des transformations considérables qu'a connu le capitalisme français depuis 1990. Pour les comprendre, le partage de la valeur ajoutée fait écran : il donne l'impression de fournir l'information pertinente, alors que l'essentiel lui échappe. Pour saisir ces évolutions, il faut ouvrir les deux boites noires que constituent le "travail" et le "capital" : c'est là que l'essentiel se joue.

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