mercredi 13 mai 2009

Quand les prophéties échouent (et ce qui advient sur Wikipédia)

Que se passe-t-il quand une prophétie échoue lamentablement ? Les vrais croyants continuent de croire : ils croient même davantage à la vérité de leur message prophétique. Les prophéties sont un cauchemar poppérien : rien ne peut jamais les falsifier aux yeux du vrai croyant. Même l'échec le plus lamentable renforce sa conviction.

La prophétie ultra-libérale d'un optimum économique et social par la dérégulation et le marché sans entrave a lamentablement échoué : les vrais croyants continuent pourtant d'y croire. Les événement récents ont été désastreux pour eux. Mais, comme on va le voir, ils s'en sont sorti avec brio. Enfin, pas vraiment, mais leur gymnastique intellectuelle relève de la haute voltige.

C'est à Max Weber que l'on doit la première étude sociologique sur la question, dans son ouvrage sur le Judaïsme antique. Les Hébreux avaient établi une alliance avec un Dieu qui leur assurerait force et victoire. Manque de chance : Nabuchodonosor en avait décidé autrement. Il détruisit Jérusalem et son Temple, déporta une partie significative du peuple hébreux. Cela aurait dû être fatal à la croyance en Yahvé. Et pourtant, c'est le contraire qui eut lieu : le peuple hébreux s'est, à l'occasion, transformé en peuple juif. La croyance en un Dieu unique s'est affermie, et les pratiques religieuses très fortement durcies. Par quel mécanisme ? Grâce aux prophéties de malheur (dont celle de Jérémie) qui ont conduit à interpréter cet échec apparent de Yahvé comme une preuve de sa toute puissance : le peuple hébreux s'était écarté de l'observance des rites que Yahvé lui avait fixé. En conséquence, il les a puni de toute sa puissance, faisant de Babylone l'instrument de son courroux. Il fallait donc plus que jamais observer ses commandements.

Comme l'a montré l'étude classique de Leon Festinger, on trouve au centre de ce processus de reconstruction de la réalité, le mécanisme psychologique de la dissonance cognitive : le croyant dénie l'échec parce qu'il ruine tout ce qu'il croit et tout ce qu'il a fait de sa vie. Plutôt que d'accepter la réalité, il va la réinterpréter. Festinger ajoute que cela ne peut fonctionner si le croyant est seul : il lui faut le soutien des autres croyants pour supporter le désastre, et construire un récit qui en transfigure la signification. Le groupe fonctionne comme une réassurance, et cette réassurance passe par une radicalisation de la croyance.

C'est très exactement ce qui s'est passé chez les vrais croyants ultra libéraux. La crise économique est un échec massif pour tous leurs récits. Le marché ne s'autorégule manifestement pas. La dérégulation n'a pas conduit au paradis économique sur terre, mais à la pire crise économique depuis 1929. Comme le dit l'homme aux talonnettes, il va falloir "refonder le capitalisme". Tout au moins, c'est l'enseignement qu'en ont tiré la plupart des individus, jusqu'au Financial Times :
The credit crunch has destroyed faith in the free market ideology that has dominated Western economic thinking for a generation. But what can – and should – replace it?
Les vrais croyant libéraux ont pourtant élaboré un récit alternatif, qui, dans son principe, se rapproche de celui des anciens Hébreux. Nous en sommes là, non pas parce que Dieu marché n'existe pas, mais parce qu'il nous a puni de n'avoir pas respecté ses commandements, et laissé le diable État agir à sa place : voilà la substance de leur récit.

La construction de ce récit est assez délicate : la crise actuelle est née d'une crise financière qui implique des acteurs financiers sur un marché dérégulé. Aucune trace de l'État dans tout cela. Du moins c'est ce que pense le mécréant. Il a tort : la crise des subprimes est d'origine politique. C'est l'État le coupable. Pour parvenir à un telle conclusion, les vrais croyants ont cherché désespérément tout ce qui pouvait, même lointainement, être rattaché à l'État, pour lui attribuer le blâme. Ils ont trouvé trois coupables, unis dans des analyses plus ou moins cohérentes :

-Les banques centrales, la Fed surtout. Comment ? Elles ont fournit des liquidités abondantes, avec leurs faibles taux d'intérêt, qui ont nourri la bulle. Nul ne nie que ces politiques ont joué un certain rôle, mais quand on utilise cet argument pour affirmer que les banques centrales sont la cause de la bulle financière, l'argument est spécieux : c'est un peu comme dire que le marchand d'arme a tiré à la place du tueur en série. Au pire, il est coupable de lui avoir vendu une arme, mais cela n'explique pas pourquoi le tueur en série a été pris d'une soudaine folie meurtrière. Le vendeur n'est certainement pas la cause motrice et efficiente du carnage. Pour expliquer la folie meurtrière du marché, il faut aller voir ailleurs : du côté de la dérégulation financière. L'argument revient par ailleurs à la figure des ultra-libéraux comme un boomerang. Ce sont les mêmes ultra-libéraux qui ont, en effet, passé l'essentiel des années 1990 à réclamer l'indépendance des banques centrales, et les années 2000 à venter les louanges de sa mise en œuvre. Et ils ont, à l'époque du supposé crime, encensé Greenspan, qui avait suivi leurs recommandations à la lettre, avec son idéologie du "le marché sait mieux que moi ce qu'il a à faire". J'ai donc à faire un petit rappel informatif à leur égard : les banques centrales sont indépendantes. L'État n'agit pas sur elle (au moins jusqu'à la crise). C'est ce qu'on appelle la dérégulation.

-Fannie Mae et Freddie Mac. Les banques centrales n'étant manifestement pas les tueurs, il a fallu trouver des acteurs financiers impliqués directement dans la bulle, et qui entretiennent quelques rapports avec l'État, dans la masse proliférante de hedge funds, banques d'investissement, véhicules spéciaux et autres acteurs de la bulle financière. Fannie Mae et Freddie Mac ont fait l'affaire : à l'origine, ce sont deux agences gouvernementales, dont le but est de réassurer les prêts hypothécaires, de manière à favoriser l'accession à la propriété. Les vrais croyants souffrent pourtant d'amnésie. Ils ont complètement oublié le fait qu'en 1968 Fannie Mae a été privatisée. Complètement oublié également le fait que sous Clinton, en raison de la pression des acteurs financiers et de ses actionnaires réclamant plus de profit, les critères de sélections des prêts qu'elle réassure ont été largement assouplis. Après tout, le marché sait mieux. Fannie peut lui faire confiance. Du moins c'est ce qu'on affirmait à l'époque. Encore une fois, l'argument est un boomerang : vous vouliez la dérégulation ? Et bien, vous l'avez eu.

-La régulation elle même. Henri Lepage nous le dit : "c'est par là que tout a commencé". Vous pensiez que nous souffrions d'un déficit de régulation, suite à la déréglementation des marchés. Vous aviez tort : ce sont les quelques régulations restantes, beaucoup trop nombreuses, qui ont provoqué la crise. Si l'État n'avait pas régulé, il n'y aurait pas eu de crise. D'ailleurs, on vous l'affirme sans rire, le secteur bancaire est le plus régulé qui soit. Les ratios prudentielles de Bâle I et II ont, en particulier, poussé les acteurs à agir imprudemment. Sans les accords prudentiels, les banques auraient pu faire tout ce qu'elles voulaient et quand elles font tout ce qu'elles veulent, elles ne font pas n'importe quoi. Puisqu'on vous le dit. La preuve. On atteint là le stade ultime de la dissonance cognitive. Si vous rencontrez quelqu'un qui vous dit ça : n'essayez même pas de discuter avec lui. A moins que vous trouviez le dialogue avec un mormon enrichissant, bien sûr.

Point fascinant, dans ces récits, on retrouve un trait observé par Festinger et Weber : la radicalisation du discours. Le monde économique ayant été dérégulé, et le désastre ayant néanmoins eu lieu, c'est donc qu'il n'était pas vraiment dérégulé, ou pas assez, puisque le marché est l'optimum, par définition. D'où le rejet de tout discours, même libéral, qui pourrait suggérer le contraire. D'où le renouveau, dans ces milieux, des thèses les plus radicales, que fournit la tradition dite autrichienne. En particulier, une idée délirante est devenue le nouveau crédo : il faut la liberté monétaire complète. Plus de privilège des banques centrales. Tout le monde doit pouvoir émettre de la monnaie. Et si possible, ajoutent certains, il faut le retour à l'étalon or (et pourquoi pas à la machine à vapeur, tant qu'on y est ?).

Et Wikipédia dans tout ça ? On arrive ici au deuxième trait constaté par Festinger : le croyant se persuadera d'autant plus que la prophétie n'a pas échoué qu'il s'en convaincra grâce aux autres, et qu'il parviendra à en convaincre les autres. Comme le dit Fred Smith :

Le défi auquel nous sommes aujourd'hui confrontés, nous économistes libéraux, est de faire apparaître cette imposture [des explications habituelles] au grand jour. Nous devons développer et diffuser un autre récit de la crise qui puisse se décrire en slogans aussi simples aussi efficaces que ceux utilisés par nos adversaires. Ce défi est à la fois intellectuel et politique. Mais, plus que tout, il suppose que nous en ayons les moyens, notamment les moyens de communiquer et de faire le marketing de nos idées.

On retrouve ainsi ces slogans apologétiques présentés comme des vérités d'évidence, dans la limite de la NPOV (ou pas), dans divers articles de wikipédia. Une comparaison avec les articles anglais parle d'elle même.

Quelqu'un qui vous explique, tout en sous-entendus, que les causes de la crise se résument aux banques centrales, à leurs taux d'intérêt, ou à Fannie et Freddie n'est finalement pas très différent d'un mormon en chemise blanche et badge noir qui vous offre des cours d'anglais gratuits : les voies du royaume sont pour lui impénétrables, longues et parfois contournées. Elles passent même par Wikipédia.

6 commentaires:

  1. Excellent billet ! J'espère que nos amis wikipédiens vont te lire...

    NB :
    "popérien" : poppérien
    "Mais, comment on va le voir" : comme

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  2. Excellent, en effet. Mais si les wikipédiens le lisent, ils en sortiront renforcés dans leur croyance bien sûr.

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  3. L'auteur dénonce justement un travers mais il a tort de croire avoir trouvé un levier avec lequel il pourrait renverser toute la doctrine. Le capitalisme ne se réduit pas à la finance et s'il est juste de critiquer une fuite en avant intellectuelle chez les libertariens dans l'explication de la crise, qui pêche d'autant plus qu'elle ne semble pas avoir conscience du problème, il ne faut pas tomber dans l'excès inverse en exonérant de responsabilité la politique monétaire de la fed (au passage il est absurde de raisonner à partir de métaphores) et en écartant comme divagation dogmatique la mise en accusation de l'Etat et ses organes. Les politiques de taux bas ont toujours été critiquées par les libéraux, y compris contre Greenspan, et il faut noter que Thatcher s'est démarquée en menant une politique de taux bien élevés. Ensuite une raison pour laquelle la finance n'est pas régulée est qu'elle n'est pas régulable, c'est trop compliqué, les autorités ne maitrisent rien. Je ne vois pas en quoi davantage de régulations auraient prévenu la crise ; une politique de taux plus élevée aurait déjà été plus efficace, au moins pour empêcher la prolifération des subprimes. Enfin, croire que l'état précédant la crise était un paradis ultralibéral que la crise aurait donc réfuté ne tient pas la route.

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  4. Tu résumes assez bien l'intention du billet : "critiquer la fuite en avant intellectuelle chez les libertariens dans l'explication de la crise". Il ne s'agit pas de mener une critique du libéralisme, ou que sais-je encore. Je ne m'intéressais qu'aux croyants purs et durs, et à leur réaction.

    Et je n'exonère pas les banques centrales. Je critique l'idée d'en faire l'élément essentiel d'explication. Pour s'en tenir au seul rôle des taux d'intérêt bas, on peut par exemple observer :

    1. que les taux n'ont été bas que 3 ans, de 2002 à 2004. Dès 2005, ils redeviennent élevés. Ils n'ont pu jouer un rôle que déclencheur. Et que pour la Fed. Les taux de la Banque d'Angleterre n'ont jamais été bas, ce qui n'a pas empêché le pays de connaitre une intense bulle immobilière comparable à celle des E-U.

    2.Les Banques centrales n'agissent directement que sur les taux courts. Si les taux longs ont été bas, c'est en raison de l'afflux de liquidité venus des pays asiatiques à balance excédentaire, la Chine en particulier.

    3. Il faut également s'interroger sur la raison des faibles taux entre 2002 et 2005. Cela renvoie à la stratégie Greenspan : ne pas agir sur le marché quand il monte, puisqu'a priori le marché est rationnel -ou en tout cas, personne ne peut prétendre détenir plus d'information que lui. Sauver l'économie du désastre quand le marché s'effondre, par des taux très bas. Telle a été l'essence de sa stratégie. On ne peut manquer de voir qu'elle n'a de sens que parce qu'elle fait face à un marché porté à de grands emballements spéculatifs, dans un contexte idéologique, retraduit dans la Efficient Market Theory, qui rend toute intervention suspecte a priori. Désormais, tout le monde s'interroge gravement sur les modalités futures de régulation par la banque centrale de l'irrationalité du marché. Mais c'est parce que le contexte idéologique a changé.

    Quant à la régulation de la finance : tout dépend ce que l'on entend par régulation. Si l'on veut dire créer des ratios prudentiels au niveau micro, comme Bâle, la finance ne peut, en effet, être régulée. Il est, de toute façon, dans son essence de connaître des emballements et des crises. La question est différente : elle consiste à créer un contexte de régulation macro-financière où ces emballements et ces crises sont les plus rares possibles, et les moins dommageables possibles pour l'économie. Cela est tout à fait possible. C'est ce qu'avait fait le Glass-Steagall Act en son temps : il a assuré 40 ans de croissance sans crise financière majeure. Il n'est bien sûr pas question de le réinstaurer : le monde a changé. Mais c'est le principe de ce type de régulation qui importe : il consiste à agir sur la structure même du monde financier. Par exemple en interdisant la création de mastodontes financiers ou bancaires ingérables et mal gérés et "too big to fail" qui ont pris tout le monde en otage, comme Citigroup, AIG, etc., et qui posent des problèmes d'aléa moral insurmontables.

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  5. J'en ai fait un post, plus développé sur la question des banques centrales.

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